La liberté les caractérise. Ils ont grandi loin du bruit et des technologies qui rassurent. Leur force, c’est leur clan et une prodigieuse connaissance de la nature. Ils y puisent une sagesse ancestrale et un art de vivre qui nous rend admiratif quand eux le juge souvent dépassé.

 

Ils sont généralement groupés en villages d’une vingtaine de maisons, c’est à dire autant que les terres alentours aux pentes abruptes pourront en nourrir. Isolés, des pistes relient péniblement les villages aux routes. Alors on ne compte plus les trajets en kilomètres mais en heures de transport. On pourrait les compter en siècles aussi. Au bout de la piste, on vit comme il y a 100 ans !

 

C’est le paradoxe et la chance de ces villages Karens. Mais ce monde à plusieurs vitesses ne peut pas durer. Il avale les plus faibles et les recrachent sans scrupule dans les faubourgs des grandes villes.

Origine du peuple Karen

Peuple de tradition nomade, les Karens sont originaires des hauts plateaux birmans, probablement du Yunnan. Le peuple Karen se fixe au nord de la Birmanie aux alentours du VIIIème siècle avant Jésus-Christ.

La première mention archéologique connue fait état en 1235 d’un peuple appelé Karian, ayant fourni des esclaves offerts pour des cérémonies religieuses. La stèle appartient au site de Bagan.

Peuple minoritaire originaire des contreforts de l’Himalaya, il vit de chasse, de pêche et de cueillette. Les villages se déplacent avec l’épuisement des terres consacrées aux rizières de montagne qu’ils cultivent suivant une rotation quinquennale.

Les publications universitaires distinguent plusieurs sous-groupes de Karens ayant des traditions et des évolutions géographiques légèrement différentes mais conservant entre eux un sentiment communautaire et identitaire très fort. Les Karens de la province de Tak vivant aux abords de la frontière birmane sont issus du sous-groupe des Sgaws.

 

Première migration de Karens en Thaïlande au XVIIème siècle

Les premières migrations de Karens vers le royaume du Siam interviennent au XVIIème siècle, pendant les conflits entre Birmans et Thaïs, au cours desquels de nombreuses exactions sont commises contre le peuple minoritaire. Fuyant leurs villages, ils sont finalement contraints par les Thaïs d’assurer la sécurité du nord de la frontière entre le Siam et la Birmanie. Ils s’installent dans les montagnes du sud de Chiang Mai.

L’ethnie Sgaw essaime dans ces régions inhabitées, encouragée par le royaume de Siam, notamment par le roi Rama 1er à la fin du XVIIIème siècle. Sans nul doute, les descendants de ces premiers habitants résident aujourd’hui dans les villages de la frontière birmane.

 

Assimilation au peuple de Thaïlande à la fin du XIXème siècle

La dynastie des rois Rama poursuit sa politique en faveur du peuple Karen, au point que le roi Rama IV se proclame Roi des Karens au milieu du XIXème siècle. A la fin du XIXème siècle, plusieurs colonies karens acquièrent la nationalité thaïe et s’enrichissent en développant des réseaux de vente de produits rares comme le bois précieux, les défenses d’éléphants etc.

Les Karens citoyens thaïs payent l’impôt et élisent leur chef de village. Certains gagnent les villes ou ils sont formés et entrent dans la police ou l’armée.

 

Détérioration de la situation au XXème siècle

Au début du XXème siècle, l’attractivité de la frontière et son rôle stratégique diminuent, et l’intérêt des dirigeants thaïs pour l’ethnie s’en ressent. Rama V renforce la centralisation du pouvoir à Bangkok, ce qui provoque la nomination de fonctionnaires thaïs pour administrer les zones montagnardes karens. D’aucuns refusent cette autorité exogène, se révoltent et se réfugient dans les montagnes du nord-ouest du pays. Une politique nationaliste exalte en outre le sentiment de supériorité de l’ethnie thaïe sur les autres groupes ethniques, stigmatisés comme tribus primitives et hostiles.

La politique est cependant nuancée dans les années 1960 à l’aune de la menace communiste du Vietnam et des mesures économiques en faveur de certaines minorités comme les Hmongs profitent aussi aux Karens.

Plus récemment, l’arrivée massive de réfugiés en provenance de Birmanie a concentré l’attention de la communauté internationale sur les camps de réfugiés à partir du milieu des années 1990.

 

La situation des Karens aujourd’hui

Outre les Karens birmans issus des mouvements de population des deux dernières décennies et condamnés à vivre sans statut juridique défini dans des camps de réfugiés, on observe trois groupes de populations distincts de Karens thaïlandais dans la Province de Tak.

Les premiers se regroupent dans les villages isolés des opportunités économiques issus du dynamisme thaï. Ils doivent faire face aux problématiques d’une ouverture culturelle et sociétale au monde moderne. La région de Maetowo-Ponouaypou-Maetan appartient à cette catégorie.

Les seconds, davantage reliés au maillage industriel ou agricole du Royaume de Thaïlande par les routes goudronnées, vivent leur existence au sein de villages de la plaine en coexistence avec les autres ethnies.

Les derniers, fruits de l’exode rural, poursuivent une existence plus assurée avec des emplois plus rémunérateurs. Pourtant ils manquent encore de qualifications, ce qui fait d’eux une cible facile aux discriminations de toutes sortes.

Aux racines de la langue karen

La tribu karen est répartie en 3 sous-groupes culturels dont les langues diffèrent au point qu’il leur est compliqué de se comprendre : les Sgaw (prononcer « srao » ; groupe majoritaire ; auquel appartiennent les karens de ma région), les Pow et les Bwe.

La langue était à l’origine monosyllabique, et a évolué vers le multi-syllabisme. Mais chaque syllabe garde une signification propre et peut être utilisée comme racine ou particule pour former des noms, adjectifs, verbes ou adverbes…  En plus des sons qui sont relativement facilement prononçables pour les Français, les tons permettent de distinguer les syllabes entre elles. Heureusement, l’ordre dans la phrase est identique au français, et il n’y a pas de conjugaisons !

 

Ecriture

Le karen possède à l’origine une écriture propre qui s’appelle « écriture de la poule » parce qu’elle ressemble à des traces de pattes d’oiseau sur le sol ! Cette écriture est désormais inutilisée…

"Ecriture de la poule"
"Écriture de la poule"

En 1832, le karen a été transcrit par un missionnaire baptiste, Dr Jonathan Wade, qui utilisa l’alphabet birman, avec quelques ajouts de symboles pour les sons qui n’avaient pas d’équivalence. Les voyelles vont au-dessus, en-dessous ou à côté des consonnes et la syllabe ainsi formée est suivie d’un symbole qui en indique le ton. Cette écriture est appelée le Liwa.

Consonnes, tons et voyelles en Liwa

Juste après la révolution en Chine, des prêtres de la congrégation de Bétharam sont venus vivre avec les Karens au nord de la Thaïlande. Ils ont introduit une nouvelle façon d’écrire le karen avec l’alphabet latin, en ajoutant une consonne (parmi celles qui ne servent pas) à la fin de chaque syllabe pour indiquer le ton de cette dernière. C’est ce que l’on appelle le Liromé, qui est utilisé surtout au nord de la Thaïlande (pas du tout du tout en Birmanie).

Notre Père écrit en liwa (à gauche) et en liromè (à droite)

Alimentation & vie agricole

Le mode de vie des Karens découle de leur origine nomade et de leurs croyances et coutumes. A l’écart du développement économique de la vallée, la vie agricole constitue le cœur de l’activité des villageois. C’est essentiellement la culture du riz, nourriture indispensable aux Karens, qui rythme la vie quotidienne, quand d’autres ont récemment privilégié la culture du maïs.

Cette vie agricole s’organise par famille et l’assistance mutuelle entre villageois est importante. Aucune famille ne pourrait s’en sortir sans le soutien de la communauté. Les techniques utilisées sont rudimentaires : la culture traditionnelle de l’abatis-brûlis est ainsi utilisée pour cultiver la terre. Commune à bien des sociétés traditionnelles, cette méthode permet de faire pousser le riz sur une terre fertilisée par les cendres, après avoir brûlé un pan de forêt. Coûteuse en temps et en énergie, épuisant les sols, l’abatis-brûlis s’apparente plutôt à une économie de subsistance. Bien souvent, cette production est à peine suffisante pour les besoins quotidiens des villageois.

La jungle est également le lieu pour se nourrir, cueillette, pêche et chasse se pratiquent régulièrement pour compléter les assiettes de riz.

Organisation politique & vie quotidienne

L’organisation politique des villages est aujourd’hui similaire à celle que l’on trouve dans toute la Thaïlande. La différence qui caractérise cette organisation, c’est l’isolement. Un nombre important de villages de montagne n’est pas encore relié à la société thaïe par des routes goudronnées. Uniquement desservis par des chemins de terres, ils sont le plus souvent impraticables en saison des pluies. Le village vit alors dans une quasi-autarcie.

La grande majorité des villageois travaillent à la rizière, toutes générations confondues. Les enfants vont à l’école et ne participent pas aux travaux de la vie agricole. Mais, depuis une quinzaine d’année, la majorité des jeunes ne reste plus au village. Ils partent en ville pour poursuivre leur scolarité ou pour travailler un temps. Le plus souvent, ces jeunes reviennent ensuite vivre dans leur communauté d’origine pour y fonder leur famille, lassés des conditions précaires de la vie en ville.